Kenya: des bus étonnants dans les rues

Nairobi – “Envoie les basses, yeah!”, hurle Dennis, le rabatteur du “Brain Freeze”. Tonitruant, décadent, ce bus customisé aux allures de glaçon géant, carrosserie bardée de néons bleus, déboule dangereusement dans les rues embouteillées de Nairobi.

Dans un intérieur façon boîte de nuit, des clips de musique et des filles à peine vêtues défilent sur trois écrans alors que les innombrables amplis crachent un son assourdissant, au point d’en faire trembler les fenêtres… et les sièges de la trentaine de passagers, exclusivement jeunes. 

“C’est comme l’ambiance d’un club, c’est un matatu (bus, ndlr) vraiment cool”, s’extasie Nicola Mary, étudiante de 20 ans affairée sur son smartphone et dont les longues tresses rouge virevoltent à la faveur d’une fenêtre ouverte. 

Grâce aux néons, l’effet est encore plus saisissant en nocturne, et le véritable spectacle son et lumières du “Brain Freeze” circule déjà sur les pages internet dédiées aux matatus. 

Flambant neuf, le “Brain Freeze” n’est sur les routes que depuis quelques semaines. Il espère bien marquer les esprits au prochain concours annuel de matatus “tunés”. 

Mais la concurrence est rude, car la customisation de ce transport en commun, utilisé par plus de 90% des travailleurs et étudiants de la ville et de sa banlieue, est une institution au Kenya. 

Si certains – les moins chers – se contentent de la traditionnelle bande jaune sur fond blanc ou des couleurs verte et jaune, d’autres parmi les près de 20.000 matatus qui arpentent Nairobi déclinent leurs atours sur les thèmes les plus variés pour attirer le client, un spectacle souvent improbable pour qui déambule dans la capitale. 

Ainsi, les footballeurs de Manchester United côtoient les rugbymen All Blacks, tandis que Nelson Mandela, Barack Obama et le pape François se font concurrence. On trouve aussi un matatu à la gloire de la chanteuse Alicia Keys, un autre sur le thème de Louis Vuitton… 

La série Sense8 produite par Netflix a d’ailleurs immortalisé ce phénomène unique en Afrique à cette échelle, un des protagonistes étant le conducteur du “Van Damn”, customisé à la gloire de l’acteur Jean-Claude Van Damme. 

Aucun détail du “Brain Freeze” n’a été laissé au hasard: les jantes et certains phares avant sont bleus, la calandre a été revisitée, tandis qu’à l’arrière, une ribambelle de phares rouges s’allument lorsque le bus freine. 

L’investissement a été de taille : environ 7 millions de shillings kényans (61.000 euros). Soucieux de toucher un public jeune ultraconnecté, les propriétaires s’étaient fendus d’un “teaser” sur internet, montrant le bolide en train d’être peint. 

Lunettes de soleil sur le bout du nez, Casper, un rabatteur – il rabat les clients et encaisse le paiement des tickets – lorgne le discret décolleté de Nicola et sourit : “ce matatu est à la mode, donc les jolies filles y viennent”. “Et s’il y a des jolies filles, d’autres jeunes veulent venir”. 

Plus pragmatique, Kennedy Aina, 22 ans, look de premier de la classe hormis quatre épaisses chaînes argentées autour du cou, explique être monté à bord parce que “ce matatu était là” à sa sortie de cours et parce qu'”il a le wifi et il est rapide”. 

Arrivé à destination, dans un quartier de l’Est de Nairobi, le “Brain Freeze” se gare à quelques mètres du “Rolling Stone”, lauréat du concours 2013 de matatus dans la catégorie “29 à 37 sièges”. Peinture blanche marquée par les années, ce bus rend hommage au rock. 

“Wayne Rooney” dépasse le “Brain Freeze” en pétaradant. “La classe, cette peinture!”, lance son rabatteur, se balançant nonchalamment dans le vide par l’entrée, sans portière, du matatu. 

A quelques encablures, dans un entrepôt au toit criblé de trous, les effluves de peinture fraîche piquent les narines non aguerries, mais Roy Mungai, surnommé “The Great”, est imperturbable. 

Il apporte la touche finale à un bolide rastafari. L’ancien empereur éthiopien Haïlé Sélassié orne une carrosserie verte, jaune et rouge tandis qu’à l’intérieur, des photos de Bob Marley côtoient de vieux vinyles décorant le plafond. 

Le “Gucci”, lui, est prêt à partir. Son propriétaire, Chris Nsungu, se réjouit : “demain, il filera sur la route!” 

Car c’est aussi leur rapidité qui fait la réputation – sulfureuse – des matatus, pour le bonheur de leurs passagers, mais au grand dam des automobilistes. 

“Ils vont vous faire des queues de poissons, rouler sur le trottoir ou à contre-sens”, reconnaît Simon Kimutai, président de l’association des propriétaires de matatus. 

Une attitude subversive qui trouve selon certains ses origines dans l’époque coloniale, lorsque ce service a pris forme, permettant aux Noirs de sortir de quartiers largement défavorisés. Actuellement, le secteur tente d’ailleurs de s’organiser et d’établir une certaine respectabilité après avoir longtemps été associé aux milieux mafieux. 

Le respect très aléatoire du code de la route a un prix: chaque matatu donne quotidiennement entre 600 et 1.500 shillings aux policiers qu’il croise, un “cadeau” pour que ces agents ferment les yeux sur les nombreuses incartades… 

Chris Nsungu se fend d’un sourire plein de sous-entendus : “Je ne dis pas que le conducteur de mon matatu doit conduire dangereusement, je dis juste qu’il doit être rapide”.                                                                                                                     

Crédit photo: Tony Karumba

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